« La fenêtre russe » de Dragan Velikić

C’est avec Le Cahier volé à Vinkovci que j’ai découvert l’auteur serbe Dragan Velikić. Je ne pense pas être un cas isolé si je vous dis que je ne connaissais rien de la littérature serbe, ni même des Balkans, avant de lire cet ouvrage. La rencontre avec son écriture m’a véritablement enthousiasmée, tout autant que le voyage par procuration à travers un territoire et une culture que je méconnaissais.

Le récit de La fenêtre russe commence avec un chef d’orchestre vieillissant, Danijel Matijević. Il est maintenant en fauteuil roulant et parle avec Rudi Stupar, l’homme de compagnie qu’il a engagé pour le promener dans les rues de Belgrade. A travers ses discussions, qui sont davantage des monologues, Danijel revient sur son passé, sa jeunesse auprès d’une mère certaine qu’il deviendrait célèbre. Il évoque sa vie actuelle en soulignant que l’immobilité forcée lui a ouvert les yeux sur « les pulsations du monde ».

Je vois cette vie comme une partition où sont inscrites les notes et les pauses mais aussi chaque pli, chaque chuintement, chaque odeur.

Il est aussi question de cette fenêtre russe (une petite fenêtre encastrée dans une plus grande pour permettre d’aérer une maison sans faire rentrer le froid), cette ouverture dans la maison du grand-père qui lui permettait d’observer le monde. La métaphore de la fenêtre et des trains sera présente dans tout le roman, y compris en abordant cette fois le personnage de Rudi Stupar.

Chacun n’est qu’un wagon, avec ou sans motrice, mais de toute façon un wagon, a dit Danijel le premier matin sur la terrasse de son appartement. Il voyage sur les rails, attend dans les gares, traverse les croisements, s’arrête au signal qu’il ne peut pas prévoir. Il s’accroche, il se décroche, il change de rame et finit sur une voie sans issue, aux rails envahis par les mauvaises herbes.

Rudi Stupar est un comédien raté, que nous suivrons de ville en ville et de pays en pays. Son voyage géographique rejoint un voyage intérieur, un train qui chemine ou qui accélère, qui s’arrête, qui donne le sentiment d’être relié au monde ou au contraire dans une bulle isolée. Rudi Stupar se cherche. Il rencontrera de nombreuses personnes qui l’aideront à saisir le monde et à délimiter son propre chemin ou qui au contraire brouilleront les pistes, sans mauvaise intention. Tout simplement parce que la vie n’est pas toujours un sentier balisé.

Il y a des livres qui vous saisissent par la main et qui vous entraînent dans leur sillage. L’écriture et le récit sont tels que vous n’avez qu’à vous laisser faire. La fenêtre russe n’est pas de ceux-là. La main est là, devant vous, mais c’est à vous de la saisir et de la laisser vous guider, d’accepter de suivre les méandres d’un chemin où chronologie et continuité de pensées sont parfois des notions floues. Ce n’est pas un roman d’écrivain qui veut être lu et apprécié par tous ; c’est un roman d’écrivain qui a quelque chose à dire avec ce qu’il a dans le ventre et sa façon de voir le monde.

Cette fois encore, je suis magnétisée par cette écriture d’une beauté incroyable (encore bravo à la traductrice Maria Bejanovska). Dragan Velikić a la tête remplie d’idées et de mots qui nous touchent en plein cœur. Une vision de la vie douce amère, voire acide, en tout cas lucide. Je me suis sentie très proche de ce personnage Rudi, qui tente tant bien que mal de rester sur les rails dans les virages soudains que prend son existence, en quête de la « pure existence » qu’on lui a vantée.

La pure existence n’est pas acceptation, mais le choix qu’on fait à pleins poumons.

La fenêtre russe, métaphore d’un regard porté sur le monde depuis sa maison intérieure, est aussi celle d’une protection de son entité face à l’extérieur. Le voyage de sa vie commence par soi. Tel devrait être la première destination.

Il faut te connaître dès que possible. Mais il n’est jamais trop tard. Il faut éviter de se croiser, se mettre face à soi.

Vous l’aurez compris, je suis encore tombée sous le charme de la plume lumineuse teintée d’ironie de Dragan Velikić. J’ai adoré suivre le parcours du touchant personnage de Rudi, déambuler dans les villes qu’il adopte le temps de quelques mois ou années, rencontrer toutes les personnes qu’il trouvera sur le chemin, m’enfoncer dans une atmosphère balkanique assombrie par les années de guerre. Et c’est avec plaisir que je relirai les nombreux passages annotés de ce très beau roman.

Merci beaucoup aux Editions Agullo pour leur confiance.

Agullo, 2021, ISBN 978-2-38246-009-2, 423 pages, 22€

7 réflexions au sujet de « « La fenêtre russe » de Dragan Velikić »

  1. Une très belle rencontre apparemment et c’est vrai que nous connaissons peu la littérature serbe…. Et moi les déambulations intérieures j’aime… J’essaie de retenir son nom pour le découvrir 🙂

  2. Très tentée ! Les Balkans m’intéressent, j’aime y plonger de temps en temps, j’aime beaucoup la maison d’édition Agullo, et cette écriture est visiblement faite pour me plaire.

A vous les micros !